Luc Andri�

 

 

Une peinture bancale comme politique du regard

 

Tout cela pourrait para�tre tr�s classique: un fond, une figure/forme et des couleurs : de la peinture comme l�Occident la pratique pour repr�senter son monde depuis un peu plus d�un demi-mill�naire. Sauf que durant les deux derniers si�cles, cette histoire a connu deux incisions d�terminantes: l�invention de la photographie et la conception de l�abstraction. Luc Andri�, n� en 1954 � Pretoria, vient de la peinture abstraite, plus pr�cis�ment celle des derniers modernes, c�est-�-dire du �color-field-painting� � d�o� sa facture �insouciante� dans l�esprit des premiers modernes - et il se sert des photographies, dites d�amateur, prises par lui-m�me, comme mod�le. Voici deux composantes qui le situent bien loin du classique mais en plein dans le post-moderne.

 

Les fonds, chez Andri�, sont monochromes ou bichromes quand il veut indiquer un minimum d�espace. Les choses repr�sent�es - bibelots et mobiliers confondus - peupleront s�rement les futurs march�s aux puces. L�artiste les a glan�es dans toutes les possibles sph�res sociales sans qu�on puisse reconna�tre leur provenance. De fait, elles sont toutes d�un go�t moyen � vu � la T�l�vision�, qu�il s�agisse d�une paire de serviettes de bains, d�un teckel de fa�ence ou d�un Teddy en pluche, de valises ou de matelas empil�s ou entass�s, elles sont toutes d�une banalit� � faire pleurer un nain de jardin. Le peintre repr�sente les choses dans une solitude telle qu�on peut les surprendre durant un d�m�nagement,abandonn�es � elles m�mes dans une pi�ce vide. Il leur accorde, comme il dit, un emballage qui contient la vie de ceux qui les regardent, tandis que les figures humaines prennent chez lui des aspects fantomatiques. Souvent peu model�es, souvent nues, elles ont cet aspect de poup�e masculine gonflable[1]. Un exemple bien complexe est La Rampe (2003) qui nous renvoie par la m�me � une sorte de danse macabre. Pour ce qui est des couleurs, elles font penser � celles, fan�es, des emballages d�antid�presseur made in Basel. Fond et formes se confondent dans des tonalit�s bleu gris�tre ou sucr�es, telle une guimauve sur fond de barbe � papa.

 

Tous ces tons pastel, souvent �dulcor�s, n�ont rien � voir � malgr� une organisation spatiale similaire - avec les fonds monochromes d�un Bacon qui les charge de couleurs puissantes et de contrastes violents au profit du drame. Justement, de dramatique, il n�y a rien dans la peinture d�Andri�. Et pourtant, l�artiste ne cesse de parler de faits-divers au sujet de ses peintures. Mais il ne traite pas les crimes et les avions �cras�s. Ce qui l�int�resse, ce sont plut�t les �chiens �cras�s�, autre terme pour la m�me rubrique. En effet, il y a des chats crev�s chez Andri�, mais pas de cadavres; et si les chiens ont l�air d��tre �cras�s, ils ne le sont pas, ce sont juste des bouts de tissu rembourr� pour boucher les courants d�air filants sous les portes. Peu importe l�origine v�ridique de ses sujets. En tant que photographies, elles ont leur statut de document d�un quotidien minable et affligeant[2]. Mais, en tant que peintures, elles prennent une valeur sp�cifique. Elles sont � l�oppos� des photographies dont la richesse provient de leur qualit� indexicale � juste un voile les s�parent, (voir L�emballage [2003]).

 

Quand Andri� choisit une photographie parmi cent, il ne peint pas une r�alit� tangible, il capte un climat, un �tat mental d�une soci�t� de consommation en perte constante de ses rep�res critiques. Une soci�t� qui est exclusivement pr�occup�e par son bien-�tre, qu�il s�agisse d�un si�ge de voiture chauffant les �fessesses� dans tous les microclimats possibles du monde, ou qu�il s�agisse d�une souris d�ordinateur la plus ergonomique qui soit et avec un degr� d�autonomie qui range aux oubliettes les esprits les plus libres. Sa peinture cerne cet esprit-l�, cette volupt� �premier-mondiste�. Celle d�une cat�gorie sociale qui parle avec d�lectation de qualit� de vie pour d�signer leur manque � �tre.

La peinture d�Andri� est �uvre d�esprit. Un esprit qui essaie de trouver la juste distance, celle qui garde le rire dans son champ de vue et de vie, malgr� que �le m�pris est partout�, dixit Andri�. �Le m�pris encombre les sujets et ils apparaissent � travers cet encombrement�.

 

Aussi dou��tre que puissent para�tre les peintures d�Andri�, elles ne s�duisent pas � la mani�re d�un Doig ou d�un D. Richter. Rien d�une profondeur foresti�re qui renverrait � des myst�res de la psych�. Pour cela elles sont � entre autres - beaucoup trop plates. Et aimant trop ses contemporains, Andri� ne vomit pas son d�go�t aux yeux du spectateur tel un Meese. Pourtant, il d�clenche comme les trois peintres cit�s plus haut, un malaise. Ses peintures provoquent chez le spectateur attentif un �retour sur image�. �Non, ce n�est pas possible de peindre ainsi�, s�esclaffe-t-on apr�s un premier coup d��il. Et l�on y revient pour v�rifier si ces peintures sont aussi bancales. Il y en a des plus trash, autant dans la mani�re de peindre que dans les sujets choisis, et la barre est haute : notre histoire est faite par Picabia, Polke et Kippenberger. Andri� r�ussit une autre irritation. Seul le fait de revenir sur ses pas et de r�viser son regard, est un succ�s. Et revoir une image va � l�inverse d�une logique consommatrice contemporaine - art, publicit� et mass-m�dias confondus.

 

Si l�on peut parler de bancal au sujet de la peinture d�Andri�, le terme correspond autant � la facture (Christian Bernard �crit �mal l�ch�e�), qu�au sujet (Gauthier Huber parle �d�une collection de regards � c�t�). Elle est d�autant plus bancale, que ses compositions sont parfois compl�tement d�cadr�es, souvent non centr�es. Ce d�s�quilibre provoqu� n�est pas physique, mais mental, comme cette bo�te pos�e sur un tabouret, voir Installation (2002)[3]. La bo�te est � l�image des incertitudes que l�artiste d�clenche couramment en nous, � commencer par les questions d��chelle qui distillent le doute : s�agit-il d�un cercueil pour enfant ou d�une bo�te de �Fleurope�? Incertitude d��chelles que nous trouvons aussi dans Parking (2003) ou Pouf (2004). C�est dans ce sens-l� que la photographie est son mod�le. Andri� d�stabilise notre regard autant par le traitement des sujets que par leur choix, � l�exemple de motifs banals, de �faits-divers�[4], comme il dirait. Il g�n�re une politique du regard.

Joerg Bader

Septembre 2004

 

[1] �Il ne consid�re pas qu�il y a un myst�re du monde � percer, ni qu�une divinit� a fait l�univers pour l�homme. A ses yeux, telle qu�elle est et telle qu�on est contrait de l�accepter, la condition humaine ne pr�sente rien d�enviable. Pourtant, malgr� sa lucidit� extr�me, il ne c�de pas � un exc�s de scepticisme et de d�couragement qui l�am�nerait � renoncer au bonheur; ...�Marie-Odile Goulet-Caz� au sujet de Diog�ne dans �Les Cyniques grecs � Fragments et t�moignages� choix, traduction, introduction et notes par L�once Paquet, Libraire G�n�rale Fran�aises, 1992, Paris

 

[1] Lors de son exposition au en hiver 2003/04 au Mamco � Gen�ve, le Centre de la Photographie Gen�ve montrait un extrait de son archive photographique, mettant en avant un regard qui s�inscrit dans une ligne allant de �American Surfaces� de Stephen Shore � �Common Sens� de Martin Parr.

[1] On soup�onnerait le tabouret d��tre en formica, mais rien ne nous confirme dans notre sp�culation, surtout pas la fa�on dont il est peint. C�est simplement sa forme si famili�re qui nous renvoie � une possible texture et mat�rialit� de la chose. Nous touchons l� une des sp�cificit�s de la peinture d�Andri�: il nous donne juste un minimum d�informations formelles au sujet d�une chose peinte, pour que notre cerveau accomplisse ce travail de reconstitution d�odeur, de texture, de mat�rialit� de la chose repr�sent�e.

[1] Guy de Maupassant �crit dans sa pr�face � "Pierre et Jean ", intitul� "Le Roman au sujet des artistes r�alistes " (Paris, Ollendorff, 1888): �Un choix s�impose donc � ce qui est une premi�re atteinte � la th�orie de toute v�rit�. La vie en outre, est compos�e de choses les plus diff�rentes, les plus impr�vues, les plus contraires, les plus disparates ; elle est brutale, sans suite, sans cha�ne, pleine de catastrophes inexplicables, illogiques et contradictoires qui doivent �tre class�es au chapitre ��fait divers���.

 



[1] �Il ne consid�re pas qu�il y a un myst�re du monde � percer, ni qu�une divinit� a fait l�univers pour l�homme. A ses yeux, telle qu�elle est et telle qu�on est contrait de l�accepter, la condition humaine ne pr�sente rien d�enviable. Pourtant, malgr� sa lucidit� extr�me, il ne c�de pas � un exc�s de scepticisme et de d�couragement qui l�am�nerait � renoncer au bonheur; ...�Marie-Odile Goulet-Caz� au sujet de Diog�ne dans �Les Cyniques grecs � Fragments et t�moignages� choix, traduction, introduction et notes par L�once Paquet, Libraire G�n�rale Fran�aises, 1992, Paris

 

[2] Lors de son exposition au en hiver 2003/04 au Mamco � Gen�ve, le Centre de la Photographie Gen�ve montrait un extrait de son archive photographique, mettant en avant un regard qui s�inscrit dans une ligne allant de �American Surfaces� de Stephen Shore � �Common Sens� de Martin Parr.

[3] On soup�onnerait le tabouret d��tre en formica, mais rien ne nous confirme dans notre sp�culation, surtout pas la fa�on dont il est peint. C�est simplement sa forme si famili�re qui nous renvoie � une possible texture et mat�rialit� de la chose. Nous touchons l� une des sp�cificit�s de la peinture d�Andri�: il nous donne juste un minimum d�informations formelles au sujet d�une chose peinte, pour que notre cerveau accomplisse ce travail de reconstitution d�odeur, de texture, de mat�rialit� de la chose repr�sent�e.

[4] Guy de Maupassant �crit dans sa pr�face � "Pierre et Jean ", intitul� "Le Roman au sujet des artistes r�alistes " (Paris, Ollendorff, 1888): �Un choix s�impose donc � ce qui est une premi�re atteinte � la th�orie de toute v�rit�. La vie en outre, est compos�e de choses les plus diff�rentes, les plus impr�vues, les plus contraires, les plus disparates ; elle est brutale, sans suite, sans cha�ne, pleine de catastrophes inexplicables, illogiques et contradictoires qui doivent �tre class�es au chapitre ��fait divers���.